Aussi discret que méticuleux, Olivier Leurent est de ces magistrats que les avocats se félicitent de retrouver à la présidence d’une cour d’assises. Après vingt-cinq ans de carrière, le magistrat antistar du Palais continue de rendre la justice « les mains tremblantes », selon la formule de Guy Canivet.
L’audience de l’après-midi n’a pas encore repris. Au fond de la cour d’assises numéro 3 de Paris, la porte s’ouvre et se referme. Dans l’embrasure, on aperçoit le juge Leurent, souriant, plaisantant avec les six magistrates professionnelles qui l’entourent dans le procès Borrero, du nom d’un des trois présumés hauts responsables de l’organisation séparatiste basque, ETA, jugés pour actes de terrorisme. Quelques instants plus tard, il passe enfin la porte, solennel, le visage départi de toute expression. On ne voit plus que la robe rouge. Face à lui, les trois accusés se sont serrés les uns contre les autres dans le box te ont joint leurs mains. De l’autre côté, les parties civiles, deux gendarmes, apparaîtront encore traumatisées par leur agression à l’été 2009. Cette semaine se joue le procès de leur vie à tous. « Il n’y a pas de petit procès », nous expliquait Olivier Leurent plus tôt. « Lorsque je vais à l’audience, je veux que les gens aient le sentiment que ce n’est pas pour une affaire lambda, […] que j’y attacherai autant d’importance et de minutie que si c’était une affaire hyper médiatique ». Celle-ci a fait peu de bruit en France, quelques annonces à peine dans les journaux. Les bancs de la presse sont occupés par deux correspondants de médias espagnols et deux blogueurs. Pourtant, il ne s’agit pas d’un procès « classique ». Olivier Leurent, comme à son habitude, a dû éplucher pendant des heures tous les pans de ce dossier de terrorisme basque, problématique qu’il n’a encore jamais eu à traiter, précise-t-il. Rien qui ne puisse dérouter celui qui s’est fait remarquer par sa maîtrise des affaires les plus complexes, de celle de blanchiment d’argent dite du Sentier II qu’il a présidée plusieurs mois en correctionnelle et qui comptait plus de 140 prévenus dont plusieurs banques, à celle de l’ex-capitaine de la garde présidentielle rwandaise Pascal Simbikangwa reconnu coupable de génocide, ce dernier ayant même qualifié son juge de « grand spécialiste du Rwanda ».
« Il est d’une fiabilité totale. On sait qu’avec lui il n’y aura jamais de problème », souligne Hervé Stephan, président de chambre, qui rappelle qu’on lui confie volontiers les dossiers épineux, complexes. Tout comme les affaires urgentes, pas nécessairement les plus passionnantes. « Il a un grand sens du service public », poursuit son confrère. « On ne connaîtra jamais nos dossiers aussi bien que lui, même si ça fait des années qu’on les suit », renchérit Me Éric Morain, qui l’a rencontré à plusieurs procès, des deux côtés de la barre. « Dans le dossier Firmin Mahé (un Ivoirien considéré comme bandit de grand chemin tué par des militaires français, ndlr), il connaissait la situation de la Côte d’Ivoire comme s’il y avait vécu des années », rappelle celui qui intervenait en défense. « Ça oblige à bien bosser ses dossiers et ça évite tous les incidents d’audience », poursuit-il. Ainsi, lorsque, dans le procès du Rwanda, l’accusé Pascal Simbikangwa soutient que son nom n’a jamais été cité devant les tribunaux populaires instaurés pour juger les crimes du génocide, Olivier Leurent dégaine deux cotes le contredisant. Difficile pour un avocat de s’engouffrer dans une brèche, le magistrat les connaît toutes. « J’essaie toujours d’examiner le dossier à travers les yeux de chacune des parties, de penser comme si j’étais l’accusé, les parties civiles : comment j’essaierai de convaincre mes juges si j’avais une idée à faire passer ? », explique-t-il. Se mettre à hauteur d’homme, c’est bien toute l’ambition de celui qui a commencé sa carrière comme juge d’instruction. « Les points de vue des autres sont éclairants », souligne-t-il. Passionné de sport, en particulier de gymnastique aux agrès qu’il pratique à haut niveau jusqu’au bac, il a choisi la magistrature après avoir goûté au droit parce qu’il aimait « comprendre », « faire » et « écouter ». « Je ne suis pas un pur intellectuel, loin de là ». Je voulais une profession où j’avais le sentiment de pouvoir infléchir le cours des choses, des vies ». Le sport restera un hobby, le droit deviendra son univers.
Si le magistrat est très apprécié par les avocats, c’est aussi pour son profond respect du contradictoire, de la liberté de parole offerte à tous les acteurs du procès. « Avec lui, on ne gâche pas le luxe du temps accordé aux assises », commente Me Morain. Ce qui vaut à ses décisions d’être majoritairement bien acceptées et peu renvoyées en appel ou en cassation, y compris dans les affaires les plus délicates comme celle du Gang des Barbares jugée en appel sous sa présidence. « Je veux que l’accusé soit au cœur de son procès, qu’il puisse s’expliquer avec le plus de liberté possible et de la manière la plus spontanée possible », précise le juge. Son rôle consiste alors à préserver cet espace, mettre l’accusé en mesure de s’exprimer avec « ses mots, son vocabulaire, ses capacités d’élocution parfois très faibles et de toute façon limitées par l’aspect très solennel de la cour d’assises ». Et, pour cela, il s’emploie à « créer un lien de confiance » en ne survolant pas l’examen de la personnalité de l’accusé. Une manière de rappeler aux jurés que « les faits ne résument pas la personne » et que, « pour les comprendre, il faut comprendre la personne ». Le juge sait qu’autour de lui, neuf adultes vont éprouver, généralement pour la première fois, la réalité humaine la plus violente, la plus crasse, la plus triviale. Une réalité qui laissera quelques séquelles, reviendra parfois sous forme de « flashs-back à des moments inopportuns » et à laquelle il ne néglige jamais de les préparer. Avant que le détail des faits ne vienne bouleverser les jurés et parce qu’ils auront à trancher le plus objectivement qui soit, le président tient donc à les confronter aux parcours de vie des accusés. « Je considère que, bien souvent, des passages à l’acte sont le fruit de traumatismes, de carences affectives, éducatives lourdes et on se dit parfois que, si on avait vécu ça, même le quart, on serait sans doute aussi dans le box ». Ces attentions, ces réflexions, le juge assure les avoir tout aussi bien pour les parties civiles.
Toute sa stratégie repose sur un équilibre fragile entre écoute et directivité, un ajustement permanent entre le discours de l’accusé et ses réponses aux questions afin de tendre vers la recherche de vérité. Par tous les moyens, il cherche à ne pas tomber dans « une défense de rupture qui fait que la cour d’assises n’est plus légitime pour juger ». « Ce n’est pas facile à faire, c’est à remettre sur l’établi heure par heure d’audience et cela peut être épuisant », en particulier dans des procès comme celui du Rwandais Pascal Simbikangwa ou du révolutionnaire vénézuélien Carlos, tous deux remarqués pour leur personnalité imposante. À l’inverse, les présumés terroristes basques de l’affaireBorrero se sont illustrés par leur refus de s’exprimer en dehors des communiqués qu’ils ont lus à différents moments comme autant de tribunes politiques. À tous, il a laissé le micro, souvent, et même si cela pouvait sortir du cadre, afin aussi de ne pas masquer ces aspects de leur personnalité. Il n’a pourtant pas renoncé à questionner, recentrer ni même à interrompre une partie et reprendre la main si nécessaire, il ne s’est pas interdit d’insister pour obtenir une réponse quitte à feindre la naïveté.
Ce qui intéresse le juge Leurent dans ces procès où l’oral l’emporte sur l’écrit, c’est de suivre la dynamique de l’audience, de laisser place à l’imprévu, au spontané, d’où peut-être jailliront des éléments, des paroles nouvelles, quitte pour cela à bousculer son calendrier et sa position sur le dossier. « Ce qui est important, c’est de considérer le procès criminel comme ouvert », explique-t-il. « Il a acquis une aisance », observe la chroniqueuse judiciaire du Monde, Pascale Robert-Diard, qui le suivait déjà en 2005 dans le procès en correctionnelle de l’ancien préfet Jean-Charles Marchiani, accusé de trafic d’influence. « Il est à un moment de sa carrière où il n’a plus peur de l’audience, de se faire dépasser car il maîtrise la procédure. Pour lui, l’audience est un moment essentiel du temps judiciaire, faite pour les débordements », ceux qui ne constituent pas des incidents d’audience qu’il tente d’éviter par son impartialité et son habileté à mener les débats sereinement. La journaliste reste marquée par l’épisode de l’École en bateau, le procès en mars 2014 de Léonide Kameneff, fondateur d’un concept d’éducation par le voyage et la découverte, sur un voilier, à la fin des années 1980, début des années 1990. Accusé de viols et d’agressions sexuelles avec trois co-accusés sur leurs élèves âgés alors de 10 à 14 ans, l’ex-instituteur, qui avait nié les faits durant des années d’enquête, a effrité le mur qui le distanciait de ses victimes au bout de quelques heures d’audience, à force de questions du président Leurent. « D’en haut (là où sont placés les journalistes, ndlr), on a vu un homme se décomposer », explique la journaliste, faisant référence à Bernard Poggy, co-accusé, qui tout à coup « baisse la tête », « se plie en deux » derrière Léonide Kaméneff debout face à Olivier Leurent. « Le juge était concentré sur l’accusé mais il l’a vu lui aussi ». La chroniqueuse raconte la suite sur son blog. Le président fait lever l’homme, lui pose la question « qui a traversé tout le dossier d’instruction » et à laquelle les deux hommes ont toujours répondu par la négative : « avez-vous eu des relations sexuelles avec Léonide Kameneff ? ». Bernard Poggy acquiesce. Suivi par Kameneff, poussé par son avocat. « Il l’a pris dans un moment de grande émotion. S’il avait suivi son calendrier et attendu le lendemain pour l’interroger, il n’aurait pas obtenu ça », assure-t-elle.
Pour Julien Eyraud, avocat général qui participe à nombre de procès avec Olivier Leurent depuis le début d’année, ce dernier « n’est pas dans sa tour d’ivoire […] : il discute facilement avec toutes les parties, il n’a pas peur du contact car les choses sont claires pour lui, il n’est pas dans la crainte d’une mise en cause de son indépendance ». « Élégance », « respect », « humanité » sont autant de qualités relevées par tous ces interlocuteurs. « C’est un magistrat qui sort du lot », assure Hervé Stephan. Et, de fait, il semble faire l’unanimité dans le monde judiciaire si ce n’était les rares égos rétifs à tout ce qui peut ressembler à de l’exemplarité. Intarissable sur l’exercice de sa profession, le juge esquive lorsque les questions se rapprochent de la sphère privée. « Je pense que, lorsqu’il parle de lui, le juge se fragilise. Personne n’a besoin de savoir de quel milieu familial je suis issu, quels sont mes hobbies, quelle est ma vie personnelle, comment je fais pour supporter les crimes jugés aux assises. Ce qui importe, c’est que ma compétence soit reconnue, mon autorité acceptée, que le débat soit loyal, contradictoire, respectueux des personnes et digne ». Il ajoute : « je suis intimement convaincu qu’on peut mieux faire que ce que je fais et que je me suis peut-être trompé, ce qui pour moi est l’angoisse ultime du juge. Et ça, il faut l’avoir en tête en permanence ».
En vingt-cinq ans de carrière, le nom d’Olivier Leurent a émaillé les articles de presse de grands procès qu’il a contribué à éclaircir depuis la chambre de l’instruction, le secrétariat général du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, la présidence du tribunal correctionnel puis de la cour d’assises. Chacun de ces postes, le juge les a investis d’un bout à l’autre, sachant apprécier la singularité de chaque situation : les discussions plus intimes avec le mis en examen à l’instruction, les échanges intellectuels et juridiques avec ses confrères à l’occasion de débats autour d’affaires financières, la part de sensible dans les procès a priori froids de délinquance financière. « Les flux financiers dissimulent très souvent des personnalités d’un grand charisme, complexes, d’une grande intelligence. J’ai découvert des dossiers extrêmement riches sur le plan humain, beaucoup plus que je ne le pensais », qu’il s’agisse d’affaires comme celle du Sentier II, des HLM de Paris, du nationaliste corse Charles Pieri, de l’ancien secrétaire d’État Pierre Bédier ou encore du président du conseil régional d’Île-de-France Jean-Paul Huchon. « J’ai toujours considéré qu’il fallait apprécier leur responsabilité pénale à la hauteur de leurs responsabilités professionnelles. Il y a un devoir d’exigence supérieur dès lors que leur rémunération, leur responsabilité, leur formation leur permettent d’avoir ces capacités d’appréhension des situations beaucoup plus fines que d’autres. Mais il faut que le juge se rende bien compte de la charge que représentent ces fonctions et qu’on ne peut être au courant de tout », prône le magistrat.
S’il est peu disert sur les réformes en cours, Olivier Leurent, partage aujourd’hui davantage ses opinions sur la scène publique. Avec son confrère, le président de chambre Hervé Stephan, il a listé seize propositions « de nature à améliorer et simplifier le déroulement de l’audience devant la cour d’assises ». Ces notes en vue d’une réforme de la procédure criminelle qui relèvent surtout du bon sens et d’une évolution naturelle de la justice « ne coûtent pas un euro à Bercy », tient-il à préciser. Les deux magistrats préconisent ainsi l’allègement de l’oralité des débats aux assises qui empêche les jurés d’avoir accès au dossier, parfois très volumineux et complexe même à l’heure du délibéré. Ils soulèvent également l’incongruité de la non-suspension des délibérés, quand ces derniers peuvent s’étaler sur plusieurs jours et nuits comme ce fût le cas dans le procès du Gang des Barbares. Ou bien évoquent la nécessité d’une motivation de la peine par la cour d’assises, toujours dans le but d’expliquer le verdict, d’être compris et accepté. « La justice doit s’expliquer, se motiver. La seule expression du juge c’est sa motivation », insiste Olivier Leurent dont la plus grande crainte à l’audience demeure de ne parvenir à maintenir un procès équilibré, contradictoire, de passer à côté d’une partie. « Parfois on n’y arrive pas. Et, dans ce cas, il y a un sentiment d’échec, de mauvaise justice », reconnaît-il. Après toutes ces années, le juge a gagné en assurance mais pas perdu ses doutes et ses questionnements. Ce qui n’a pas changé, c’est son regard sur l’autre. « Ça ne m’a pas rendu pessimiste. Je trouve que même à travers les horreurs, reste de l’humanité ».
par Anaïs Coignac | Source : http://www.dalloz-actualite.fr