Mythes et réalités sur les tribunaux d’arbitrage privés du traité transatlantique

Lu pour vous

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C’est sans conteste le meilleur argument des opposants au traité transatlantique Tafta/TTIP, qui organisent samedi 18 avril une mobilisation mondiale contre la négociation en cours entre les Etats-Unis et l’Union européenne : l’intégration au futur accord de l’ISDS, un mécanisme d’arbitrage privé qui menacerait de détruire toutes les règlementations environnementales, sociales ou sanitaires dans le seul but de préserver les profits des multinationales.

Au coeur d’une intense bataille diplomatique et politique au sein de l’UE depuis plusieurs mois, l’investor-state dispute settlement (mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats) s’attire toutes les critiques : on le tient responsable d’avoir permis à Philip Morris d’empêcher la mise en place du paquet neutre de cigarette en Australie, à Veolia d’avoir contesté la mise en place d’un salaire minimal en Egypte, à Lone Pine d’avoir attaqué l’interdiction du gaz de schiste au Québec et même à Vattenfall de s’opposer à la sortie du nucléaire en Allemagne. C’est à dire de remettre en cause sur le terrain judiciaire des décisions démocratiques prises par les gouvernements selon la volonté des peuples. De purs mensonges, selon les défenseurs de l’ISDS, qui dénoncent une entreprise de désinformation sur un mécanisme indispensable dans un contexte de mondialisation.

En bref : comment marche l’ISDS
Plusieurs milliers de traités d’investissement bilatéraux et multilatéraux contiennent un mécanisme d’ISDS, qui peuvent différer d’un contexte à l’autre. Si le futur traité transatlantique en intégrait un, voilà comment cela pourrait fonctionner : un investisseur américain (généralement une multinationale) qui exerce une activité sur le territoire français (ou de toute autre pays européen) pourrait attaquer l’Etat français devant un tribunal arbitral pour obtenir une compensation s’il s’estimait lésé par une décision française.

Pour avoir gain de cause, il devrait prouver que la France a enfreint certaines dispositions du traité transatlantique. Trois arbitres seraient amenés à trancher, selon la formule la plus répandue : un nommé par l’investisseur, un par la France, tandis que le troisième devrait faire l’objet d’un consensus entre les deux parties ou, à défaut, être nommé par le président de la structure qui accueille l’arbitrage (le Cirdi, un organe dépendant de la Banque mondiale, dans la plupart des cas). A l’issue de la sentence, si la France était condamnée à indemniser l’investisseur, elle n’aurait aucune possibilité d’appel, et serait contrainte de s’exécuter.

 

1. Les multinationales peuvent-elles vraiment remettre en question une décision politique ?

Oui, mais indirectement

Contrairement à ce que l’on entend souvent, les tribunaux ISDS n’ont généralement pas le pouvoir formel d’« annuler » des décisions politiques comme une « super-cour » internationale. Ils doivent se contenter de juger en « responsabilité », c’est à dire qu’ils peuvent containdre un Etat à verser une compensation financière à une entreprise s’ils estiment que celui-ci a brisé ses engagements internationaux.

Cette réalité se retrouve dans le cas opposant Vattenfall au gouvernement allemand : en déposant sa plainte en 2012, le géant suédois de l’énergie a assuré qu’elle « ne remet[tait] pas en question la décision allemande de sortie progressive du nucléaire », mais cherchait par le biais de cette procédure à « recevoir une compensation pour la perte financière subie » par la fermeture de ses deux centrales nucléaires.

A l’inverse, dans sa plainte de 2011 contre le gouvernement australien, le cigaretier Philip Morris a réclamé non seulement une réparation financière, mais également une suspension ou un retrait pur et simple de la loi imposant le paquet neutre sur les cigarettes votée quelques semaines plus tôt. Une possibilité visiblement ouverte par le traité Hong-Kong-Australie qu’elle a invoqué pour déposer plainte, mais qui est clairement proscrite dans les traités négociés par les Etats-Unis et l’Union européenne ces dernières années.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue un effet indirect de l’ISDS sur les politiques publiques : le « chilling effect », ou « effet dissuasif ». Considérant le risque du recours en arbitrage, certains gouvernements peuvent être amenés à s’auto-censurer dans leurs choix politiques pour limiter les risques d’être attaqués en arbitrage et de devoir régler plusieurs millions, voire milliards d’euros d’amende (sans compter les très onéreux frais de procédure).

C’est exactement ce qu’il s’est produit dans les années 1990, quand le gouvernement canadien a voulu instaurer le paquet neutre pour lutter contre le tabagisme, avant d’y renoncer. Parmi les raisons qui présidèrent à cette reculade figure en bonne place la menace d’un ISDS brandie par le cigarettier américain R.J. Reynolds Tobacco dans une lettre envoyée aux parlementaires canadiens. Aujourd’hui encore, la Nouvelle-Zélande a décidé de suspendre la mise en place du paquet neutre jusqu’à la décision arbitrale dans l’affaire Philip Morris/Australie.

En outre, même si l’Etat est dans son bon droit, il peut être tenté de transiger à l’amiable avec l’entreprise plaignante pour se prémunir contre une éventuelle amende. C’est ainsi que l’autorité environnementale d’Hambourg, en Allemagne, a accepté en 2010 de revoir à la baisse ses exigences écologiques pour la construction d’une centrale à charbon en échange de l’abandon de la plainte de l’entreprise suédoise Vattenfall, qui réclamait 1,4 milliard d’euros.

Et la menace peut s’avérer d’autant plus efficace que la cible est fragile : comme l’ISDS peut généralement viser toutes les strates des gouvernements, les autorités locales comme les mairies ou les régions peuvent être les premières victimes de ce « chilling effect » et céder à l’immobilisme. Dans un rapport publié en janvier 2015, l’ONG Les Amis de la Terre estimait au bas mot à 1,3 milliards d’euros l’ensemble des pénalités payées par les pays européens à l’issue d’un ISDS depuis 1994, et plus de 3 milliards en comptant les frais de justice et les règlements à l’amiable – le tout, sur la base de la seule moitié des sentences qui ont été rendues publiques.

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