Le nouveau régime de la protection fonctionnelle

Lu pour vous
Christelle Mazza Avocat au Barreau de Paris Spécialiste du suicide, harcèlement moral et souffrance au travail dans la fonction publique Auteur notamment de l’ouvrage "Harcèlement moral et souffrance au travail dans le service public" aux Editions du Puits fleuri - août 2014 www.armide-avocats.com www.laculturedudroit.com

Par Christelle Mazza
Avocat au Barreau de Paris
Spécialiste du suicide, harcèlement moral et souffrance au travail dans la fonction publique
Auteur notamment de l’ouvrage « Harcèlement moral et souffrance au travail dans le service public » aux Editions du Puits fleuri – août 2014
www.armide-avocats.com
www.laculturedudroit.com

La récente loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie, aux droits et obligations du fonctionnaire a considérablement modifié l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 sur la protection fonctionnelle, ouvrant la voie d’une nouvelle interprétation dans son application en cas de harcèlement. Le texte prévoit expressément sa mise en œuvre en cas de harcèlement (moral et sexuel) mais qu’en est-il du harcèlement du fait de l’administration elle-même ? Sur la responsabilité de l’employeur, le Conseil d’État nous offre quelques nouvelles réponses dans un arrêt du 20 mai 2016 publié au recueil et favorise la distinction entre les risques psychosociaux et le harcèlement moral.


Depuis l’arrêt du 12 mars 2010 du Conseil d’État dit Commune de Hoenheim, la jurisprudence administrative avait étendu le bénéfice de la protection fonctionnelle au harcèlement moral.. Un contentieux s’est alors progressivement établi : un agent pouvait solliciter la mise en œuvre de la protection fonctionnelle y compris contre l’administration elle-même pour harcèlement moral.

Ainsi, un agent subissant des faits de harcèlement avait la possibilité de :

  • poursuivre les auteurs présumés dans le cadre d’une plainte pénale,
  • solliciter la protection fonctionnelle auprès de son employeur afin de voir ses frais de procédure pris en charge,
  • en cas d’inaction de son employeur, le poursuivre dans le cadre d’un contentieux mixte devant le juge administratif afin de le voir condamné pour harcèlement moral et obtenir réparation du fait de cette faute.

Cette stratégie judiciaire, relativement hybride en contentieux administratif, n’était pas sans poser problème dans la pratique.

En effet, le harcèlement moral peut être à la fois interpersonnel (exercé par des agents sur d’autres, faits constitutifs de fautes détachables mais commises dans le cadre du service) et institutionnel, c’est-à-dire impersonnel, commis par une chaîne hiérarchique diffuse et déresponsabilisée.

En général, l’agent subit des faits de harcèlement de la part d’autres agents (supérieur hiérarchique ou subalterne), faits couverts par la hiérarchie de façon soit intentionnelle soit parce qu’elle ne prend pas au sérieux les atteintes. La pratique judiciaire revenait alors à rendre l’employeur complice pour ne pas avoir traité en interne le harcèlement moral.

La loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie, aux droits et obligations des fonctionnaires vient de réformer et compléter l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 sur la protection fonctionnelle, venant à la fois fixer une jurisprudence assise mais également préciser les contours de la protection fonctionnelle. Alors même qu’à cette heure il est encore trop tôt pour dire quelle en sera l’interprétation des juridictions (les premières décisions interviendront d’ici au moins un an), le Conseil d’État vient de rendre un arrêt dans la totale mouvance de l’esprit de ce nouveau texte.

Ainsi, le contentieux de la protection fonctionnelle va se préciser. Pour autant, les difficultés pratiques n’ont pas fini de se poser.

Dans un arrêt du 20 mai 2016, Hôpitaux civils de Colmar, n°37571, la section contentieux du Conseil d’État a désormais disjoint le contentieux entre d’une part les procédures à diligenter contre les auteurs des faits subis dans le service (contentieux de la protection fonctionnelle) et la procédure contre l’employeur lui-même du fait de sa propre responsabilité dans la commission de la faute reprochée (contentieux de la responsabilité).

Cela entérine, si besoin était, la nature mixte de ce contentieux à vocation indemnitaire : le point de départ reste le contentieux de l’excès de pouvoir (refus de protection fonctionnelle) et inclut une demande indemnitaire du fait de l’illégalité de la décision contestée mais aussi de la faute commise (plein contentieux – contentieux de la responsabilité).

Le Conseil d’État a entendu donner une portée importante à sa décision qui est publiée au recueil.

Mais que nous apporte cet arrêt sur la protection fonctionnelle ?

En l’espèce, une infirmière s’était plaint à son employeur, les Hospices civils de Colmar, du vol de ses affaires personnelles dans le vestiaire professionnel, sur le lieu de travail. L’arrêt n’indique pas la totalité de la procédure mais vise l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983, version antérieure à la récente réforme. On peut en déduire que l’agent a sollicité la mise en œuvre de la protection fonctionnelle, peut-être pour obtenir le remboursement de ses frais de procédure au pénal (plainte contre X ou personne dénommée) mais également contre l’employeur pour faute dans l’organisation du service.

Le tribunal administratif de Strasbourg avait condamné les Hospices civils de Colmar pour faute et au versement de 1016,86 euros en réparation du préjudice subi. Les Hospices ont formé un pourvoi contre ce jugement. Sans avoir accès aux éléments de procédure, nous pouvons néanmoins déduire l’argumentation des Hospices du 2e considérant de l’arrêt. Il semblerait que les Hospices civils de Colmar aient contesté le fait que le tribunal ait retenu leur responsabilité pour faute, alors que l’agent aurait pu (ou a pu) bénéficier de la protection fonctionnelle. Ainsi, le fait de protéger l’agent contre les auteurs de vol, en l’espèce, suffisait à couvrir la responsabilité de l’administration.

Le Conseil d’État en déduit deux choses, faisant de la protection fonctionnelle une protection pleine et entière, totalement indépendante de la propre responsabilité de l’administration.

Ainsi, il procède en 3 temps :

  • la protection fonctionnelle n’établit pas un régime de responsabilité entre l’administration et l’agent « considérant que les dispositions de l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, en vertu desquelles une collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires qu’elle emploie à la date des faits en cause contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont ils pourraient être victimes à l’occasion de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté, sont relatives à un droit statutaire à protection qui découle des liens particuliers qui unissent une collectivité publique à ses agents et n’ont pas pour objet d’instituer un régime de responsabilité de la collectivité publique à l’égard de ses agents » ;
  • la mise en œuvre de la protection fonctionnelle n’exclut néanmoins pas la recherche de la responsabilité de l’administration « que la circonstance qu’un agent soit susceptible de bénéficier de la protection de la collectivité qui l’emploie pour obtenir réparation d’un préjudice qu’il estime avoir subi ne fait pas obstacle à ce qu’il recherche, à raison des mêmes faits, la responsabilité pour faute de cette collectivité »
  • un agent peut donc obtenir à la fois la mise en œuvre de la protection fonctionnelle ET la mise en œuvre de la responsabilité pour faute de l’administration à raison des mêmes faitsmême faits mais base légale et auteurs différents « que par suite, et à supposer même que Mme B. ait pu, à raison des faits en cause dans le litige dont il était saisi, bénéficier de la protection prévue par l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983, le tribunal administratif n’a pas commis d’erreur de droit en statuant sur ses conclusions tendant à ce que soit reconnue la responsabilité pour faute des Hospices civils de Colmar. »

Ainsi en l’espèce, le Conseil d’État distingue bien :

  • l’infraction de vol justifiant la mise en œuvre de la protection fonctionnelle par la collectivité, au visa de l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983,
  • la faute de l’employeur pour avoir manqué à son obligation de moyens de protéger les objets que les personnels déposent dans les vestiaires collectifs, au visa du Code du travail.

Quelle est la complexité attendue en matière de harcèlement moral ?

Le nouvel article 11 de la loi du 13 juillet 1983 prévoit désormais expressément la mise en œuvre de la protection fonctionnelle pour harcèlement (ce qui inclut en conséquence également le harcèlement sexuel). Et c’est là que le bât blesse, lorsque l’on combine cette jurisprudence et la nouvelle rédaction de l’article 11.

En suivant la logique du Conseil d’État, bien que cette pratique soit déjà acquise par les spécialistes de la matière, il sera possible de :

  • solliciter la mise en œuvre de la protection fonctionnelle pour les faits dénoncés dans le cadre des procédures pénales et civiles contre les auteurs présumés des faits (ce qui est en conformité avec la nouvelle rédaction du texte),
  • engager la responsabilité de l’employeur pour manquement à l’obligation de protection de résultat, comme en droit du travail et sur la base des mêmes textes, de la santé et de la sécurité sur le lieu de travail.

Mais quid de la troisième branche, le harcèlement moral exercé par l’employeur ?

De nombreuses décisions, certes éparses et non encore fixées par le Conseil d’État, reconnaissent le harcèlement moral de l’employeur pour n’avoir pas agi, pour ne pas avoir mis en œuvre la protection fonctionnelle ou pour avoir couvert la hiérarchie. Le langage usuel, de même que la Cour de cassation, dénomment cette forme de harcèlement le harcèlement managérial. Nous lui préférons le terme de harcèlement institutionnel : une administration ne fonctionne pas comme une entreprise et on est au-delà du management, on se situe dans un système, des usages qui, si les textes sont aboutis, méconnaissent encore trop fortement le problème du harcèlement moral.

Et jusque très récemment, voire à ce jour encore, l’administration en tant qu’employeur reste très largement impunie de ses silences complices.

Cet arrêt du Conseil d’État ne concerne pas le harcèlement moral. Mais il ouvre une voie intéressante sur la reconnaissance, enfin, comme en droit du travail, de la responsabilité de l’employeur dans la commission des infractions et fautes commises par ses agents sur d’autres. Il n’y a plus qu’un pas à faire reconnaître le harcèlement institutionnel et à responsabiliser enfin les administrations sur leurs fautes managériales.

Afin d’être totalement juste, la reconnaissance de cette responsabilité devra également couvrir la totalité des frais et honoraires déboursés devant les juridictions administratives pour faire reconnaître ses droits, y compris contre l’employeur. En toute logique, si l’employeur a commis des agissements ayant dégradé les conditions de travail d’un agent, les procédures de contestation entrent dans le champ de la protection fonctionnelle. Le nouvel article 11 le restreint pourtant aux instances civiles et pénales, ce qui ne lassera pas de nourrir un abondant contentieux et fait prendre au contentieux de la protection fonctionnelle une nouvelle dimension.

La vraie question politique qui se pose est la suivante :

  • le législateur a-t-il choisi d’exclure la responsabilité de l’employeur (pour harcèlement moral et sexuel notamment) du champ de la protection fonctionnelle afin d’en faire un régime distinct entre les actes commis par les agents/tiers/usagers et l’employeur ?
  • ou la hausse exponentielle du contentieux de la fonction publique liée aux réorganisations de service, aux suppressions de poste, à une lente mais inexorable disparition de pans entiers du service public, doit rester au préjudice entier des agents sans possibilité de recours indemnitaire contre l’administration, au moins sur la prise en charge des frais de justice ?

On pourrait le croire et c’est peut-être un peu des deux.

Cet arrêt nous indique pourtant qu’il existe une autre voie, celle de la responsabilité, pour faire condamner l’employeur. Encore reste-t-il à finaliser l’arsenal légal en matière de prévention des risques psychosociaux dans la fonction publique puisque le simple renvoi aux articles du Code du travail, sans base légale claire, fait exclure ce type de responsabilité par certains juges du fond. C’est donc ce nouveau terrain qu’il convient d’exploiter en matière contentieuse, en s’inspirant des arrêts assez aboutis de la Cour de cassation.

Si la protection fonctionnelle n’a pour vocation que de protéger l’agent victime de ses collègues, des usagers ou des tiers, il était temps de fixer enfin un régime de responsabilité clair de l’employeur.

Cette nouvelle jurisprudence et l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 modifié clarifient quelque peu ce contentieux qui sera encore largement nourri de débats judiciaires et doctrinaux. Pour autant, l’administration, et c’est souhaitable, tend à devenir un employeur comme les autres, avec des droits mais aussi et surtout des obligations.

Source : http://www.village-justice.com/articles/une-clarification-certes-attendue,22331.html#BL8yH7Bs678EfKHK.99