Jusque-là les juridictions commerciales internationales ont donné raison aux fonds-vautours contre les États «débiteurs». La donne a changé depuis juillet 2012, nous explique Fall Aboubacar, docteur en droit, LL.M (Seattle), ancien Conseiller juridique principal de la BAD et membre du Conseil de gestion de la Facilité Africaine de soutien juridique.
Les Afriques : Les juridictions britanniques viennent de statuer en faveur d’un État africain dans le cadre d’un litige l’opposant à un fonds-vautour. Pouvez-vous revenir sur le contexte et le fond de ce jugement ?
Fall Aboubacar : Il faut tout d’abord rappeler que les fonds-vautours sont de nouveaux acteurs apparus sur la scène financière internationale à la faveur de l’expansion du marché secondaire de la dette. Les fonds-vautours sont des sociétés (ou parfois des boîtes aux lettres situées dans des paradis fiscaux) qui achètent des crédits souvent à des prix très bas, dans le but d’engager des poursuites contre le débiteur (en général, un État) pour l’obliger à rembourser intégralement la dette initiale. Le modus operandi est le suivant : En général, le fonds-vautour achète à un prix dérisoire la dette commerciale d’un État en difficulté financière, en particulier un pays pauvre très endetté (appelé PPTE) et refuse de participer aux négociations de restructuration de cette dette souveraine. Il initie ensuite une procédure judiciaire ou arbitrale pour réclamer le paiement du montant total de la dette initiale, à sa valeur nominale, en sus des intérêts et pénalités de retard.
Bien que moralement condamnable, le procédé est juridiquement inattaquable. Pour recouvrer sa créance, le fonds vautours a souvent recours à la saisie des biens et avoirs de l’État débiteur, par le biais des sociétés nationales assimilées à l’État débiteur dont elles sont «l’émanation». Ainsi, dans les affaires Kensington International LTD c/République du Congo et Walker International Holdings LTD C/ République du Congo, la Cour de Cassation française a jugé que la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC) doit être assimilée à l’État, dès lors que :
- Son objectif social est «d’intervenir pour le compte de l’État»
- Qu’elle exerce une activité de service public pour l’exploitation et la commercialisation des hydrocarbures congolaises
- Qu’elle est sous la tutelle du ministre chargé des hydrocarbures et que, ce faisant, elle n’avait aucune réelle autonomie juridique et financière.
Le même raisonnement a été appliqué par la Cour de Cassation française pour justifier la saisie des biens et avoirs de la Société nationale des hydrocarbures (SNH), opérée au titre de paiement de la dette de l’État du Cameroun à l’encontre d’un fonds-vautour.
Toutefois, le 17 juillet 2012, la décision rendue par la Cour d’Appel de Jersey dans l’affaire ayant opposé la République Démocratique du Congo (RDC) au fonds-vautours F.G. Hémisphère Associates LLC («la société Hémisphère») a redonné de l’espoir aux États débiteurs. En effet, la société Hémisphère avait racheté, par cession de droits, 2 sentences arbitrales rendues par la Chambre de Commerce Internationale (CCI) condamnant la RDC au paiement d’une créance résultant de contrats conclus par le régime du Président Mobutu avec la société yougoslave d’hydroélectricité Energoinvest D D. Le fonds-vautour a décidé de saisir les biens et avoirs de la Société générale des carrières et des mines (Gecamines) au motif qu’elle doit répondre des dettes de l’État, dont elle serait une émanation.
Le 27 octobre 2010, un jugement de la Cour Royale de la Grande Bretagne lui a donné raison et cette décision a été confirmée par la Cour d’Appel de Londres, le 14 juillet 2011. Mais, la Cour d’Appel de Jersey, saisie en second appel, a considéré ces décisions infondées et rejeté l’action de la société Hémisphère en se fondant sur ce que la Gecamines est une entité juridiquement et financièrement indépendante de l’État de la RDC, puisqu’elle possède des intérêts ou prises de participations dans plus de 30 sociétés conjointes (joint-ventures), son propre budget, sa propre comptabilité et qu’elle gère ses propres emprunts.
La Cour a rajouté que même si les biens de la Gécamines ont pu, parfois, être utilisés par l’État, cela n’enlève rien au fait que cette société est totalement séparée de l’État et ne doit, en aucun cas, lui être assimilée. Vous voyez donc que les États peuvent se prémunir, sous certaines conditions, contre la saisie de leurs biens et avoirs, surtout à l’étranger.
LA : D’aucuns, dans les milieux africains spécialisés, disent qu’il s’agit là de la première victoire de la Facilité juridique mise en place par la BAD pour assister les États africains ? Qu’en est-il ?
F.B. : Deux remarques préliminaires, à cet égard. Tout d’abord, il faut rappeler que la Facilité Africaine de Soutien Juridique («la Facilité») a été créée pour assister les pays africains dans 3 domaines, à savoir la lutte contre les fonds-vautours, la négociation des contrats commerciaux complexes et le renforcement des capacités juridiques nationales et/ou régionales.
Il faut cependant noter que, bien qu’elle ait été à l’origine de la création de la Facilité, la lutte contre les fonds-vautours a enregistré, en 3 années d’existence de la Facilité, très peu de demandes d’assistance de la part des États. Plusieurs raisons expliquent cette situation. Il s’agit, notamment :
- De la peur d’une mauvaise publicité pouvant affecter l’image et la crédibilité financière de l’État poursuivi par les fonds-vautours
- Du fait que certains États préfèrent conclure des moratoires de paiement hors toute procédure judiciaire, etc…
C’est la raison pour laquelle, nous considérons que la décision sus-évoquée, redue en faveur de la RDC, constitue une première victoire et pourra permettre aux États africains d’en tirer les leçons en termes de protection juridique de leurs biens et avoirs. La Facilité continue de faire de la lutte contre les fonds-vautours une de ses priorités. A cet égard, elle a reçu, récemment, une demande d’assistance d’un État de la région sud de l’Afrique qui est l’objet d’actions judiciaires pour un montant cumulé de près d’un milliard de dollars. La Facilité est en train d’assister ce pays, par le biais de cabinets juridiques spécialisés, afin d’aboutir à la négociation globale de cette dette par une remise substantielle à consentir par les créanciers et de permettre un paiement différé et échelonné du reliquat. Cette démarche permettra d’éviter les longues procédures judiciaires ou arbitrales et les saisies de biens et avoirs qui leur sont corrélées.
LA : L’Argentine a subi, à son tour, les foudres d’un fonds-vautour en voyant l’un de ses bâtiments de guerre arraisonné dans les eaux ghanéennes. Outre son caractère exceptionnel (saisie d’un navire militaire), cette affaire ne montre-t-elle pas toute la vulnérabilité des États du Sud face à ces fonds ?
F.B. : L’affaire ayant opposé la République d’Argentine («l’Argentine ») à la société NML Capital Limited (la société NML) est intéressante à plusieurs égards : Tout d’abord, elle a démontré que ce l’on appelle «l’économie charognard» (c’est-à-dire les actions stratégiques et juridiques des fonds-vautours), ne prospère pas seulement sur le terreau des Etats Africains, puisque le débiteur est, en l’espèce, l’Argentine, pays d’Amérique du Sud.
Ensuite, elle a donné lieu à une bataille juridique et judiciaire commencée à New-York (Etas Unis d’Amérique) en passant par Londres (Royaume Uni) et Accra (Ghana), et qui a connu son épilogue à Hambourg (Allemagne).
Voici les faits : en octobre 1994, l’Argentine a conclu, avec une banque domiciliée à New-York, un accord d’intermédiation financière par lequel elle a offert au public l’achat de Bons du Trésor. La société NML a acheté 2 séries de ces Bons du Trésor. A l’échéance du terme, l’Argentine n’a pas pu respecter ses engagements. La société NML (dont on dit qu’elle est un fonds-vautours) a alors assigné l’Argentine en paiement devant le Tribunal fédéral de New-York.
Malgré sa condamnation, l’Argentine ne s’est pas exécutée. Elle fut donc, à nouveau, assignée en paiement devant la High Court de Londres qui a confirmé la condamnation de l’Argentine à régler sa dette, à savoir les sommes suivantes : 284 184 632,30 USD au titre du principal et 48 095 940,91 USD au titre des intérêts Face à plusieurs mises en demeure restées infructueuses, la société NML a saisi le navire de guerre argentin «Ara Libertad» qui, le 1er Octobre 2012, est entré dans les eaux territoriales du Ghana.
La société NML a fondé la saisie du navire sur une clause figurant sur les Bons du Trésor par laquelle l’Argentine avait expressément renoncé à ses immunités de juridiction et d’exécution. C’est la raison pour laquelle la Haute Cour du Ghana a autorisé et validé la saisie. Mais, l’Argentine a finalement obtenu la main levée de la saisie et le départ du navire à la suite d’une action intentée devant le Tribunal International du droit de la mer siégeant à Hambourg (Allemagne). En effet, le 15 décembre 2012, ce Tribunal a fondé sa décision sur le fait que le navire de guerre est l’expression de la souveraineté de l’État dont il bat le pavillon et que, selon le droit international général, le navire de guerre jouit de l’immunité, y compris dans les eaux intérieures… Il est important de souligner que le Tribunal ne s’est pas prononcé sur le bien fondé de la dette de l’Argentine (qui est une question sur laquelle il n’est pas compétent).
La morale de cette affaire est que si le navire Libertad avait été un navire de commerce ou un bien d’une autre nature, la saisie aurait abouti à une vente de ce bien. C’est le caractère de navire de guerre qui a empêché la saisie. L’on doit déduire de cette affaire que les États du sud ou États en développement doivent nécessairement renforcer leurs capacités juridiques lors de la conclusion des transactions commerciales et financières internationales. A défaut, ils s’exposent à subir la loi des fonds vautours et autres acteurs et spéculateurs de la finance internationale.
LA : Combien d’États africains sont-ils aujourd’hui exposés à ces fonds-vautours ? Y-a-t-il des mesures à prendre, en amont et en aval, pour éviter de tels raids ?
F.B. : Comme rappelé plus haut, il est difficile d’indiquer le nombre d’États africains en prise aux fonds-vautours. On peut cependant dire qu’il y en a beaucoup plus que ceux qui se sont manifestés, à ce jour. Il faut rappeler que le phénomène des fonds vautours trouve son origine dans :
- Une mauvaise gestion des finances publiques (c’est-à-dire des dettes commerciales contractées sans autorisation et sans respecter la moindre procédure d’emprunt prévue par la Constitution, une absence de suivi de la gestion de la dette etc…)
- Une mauvaise (ou absence totale) de négociation du contrat commercial dont les clauses essentielles ne sont pas comprises de l’État emprunteur.
C’est la raison pour laquelle, dans le cadre du mandat d’assistance juridique qu’ils fournissent, les cabinets d’avocats ou conseils juridiques, recrutés par la Facilité pour le compte des États, s’engagent en outre à fournir un rapport de fin de mission relevant les erreurs techniques commises par l’État poursuivi par les fonds-vautours et indiquer les solutions destinées à les prévenir et/ou à les corriger.
En amont de la négociation d’un Accord de prêt, l’État doit constituer une solide équipe pluridisciplinaire intégrant, notamment, de l’expertise économique, juridique comptable et financière.
Il doit surtout éviter d’accepter :
- De renoncer à toutes ses immunités
- Que sa dette puisse être cédée (vendue) sans son accord préalable
- Que le droit applicable soit celui d’un système juridique qui ne lui est pas familier, et que la décision de choisir la juridiction compétente soit prise sans son accord, autant que faire se peut.
Propos recueillis par Adama WADE.