Christian Dargham, avocat au cabinet Norton Rose Fulbright, est spécialiste de l’éthique des affaires et des lois anti-corruption aux Etats-Unis. Interview.
Les Etats-Unis sont peut-être l’un des rares pays à échapper à la fièvre du ballon rond. Et voilà pourtant que l’arsenal judiciaire américain se met en branle pour s’attaquer à la corruption au sein des instances internationales du football. Comment expliquez-vous cela ?
Que les Américains s’attaquent au football, cela peut surprendre effectivement, mais qu’ils s’attaquent à des faits de corruption qui se sont déroulés en dehors de leur territoire, cela correspond bien à une tendance lourde.
La législation fédérale comprend depuis 1977 un Foreign corrupt practices Act (FCPA) qui permet de poursuivre des infractions commises à l’étranger dès lors que la personne moral ou physique entretient un lien même ténu avec les Etats-Unis. Depuis 5/6 ans cette loi est interprétée de manière très extensive. Il suffit d’un simple paiement en dollars ou de l’utilisation d’une boîte e-mail hébergée aux Etats-Unis pour que le régulateur US s’estime compétent.
La logique des Américains est de considérer que leurs entreprises sont soumises à une législation anti-corruption très stricte et qu’il n’y a donc aucune raison que des entreprises étrangères puissent faire n’importe quoi sur les marchés, sauf à accepter une forme de concurrence déloyale.
Dans le Top 10 des entreprises les plus lourdement sanctionnées en matière de corruption, on trouve trois multinationales françaises – Alstom, Total et Technip.
La France depuis 2000 est en capacité de poursuivre des faits de corruption commis par ses entreprises et ses ressortissants à l’étranger. Mais cette législation est restée lettre morte. Nos partenaires s’en plaignent régulièrement. Et les Américains s’estiment donc en droit de venir faire le ménage chez nous. Il en va de même d’une certaine manière pour la Fifa.
Et pourquoi le football ?
Même si beaucoup d’observateurs prêtent aux Américains des arrière-pensées politiques, on constate que l’ensemble des personnes interpellées mercredi dernier évoluent au sein des confédérations nord et sud-américaines, et gèrent des intérêts financiers qui ont tout de même un fort lien avec le marché américain.
Par ailleurs les régulateurs américains, dans ces affaires de corruption, semblent fonctionner par secteur. Quitte à s’attaquer à un secteur économique, ils le traitent de manière exhaustive. Ils se sont ainsi intéressés à l’industrie pétrolière, puis aux géants de la production d’énergie (Alstom, Siemens…). Il est possible qu’ils se lancent aujourd’hui sur le sport.
BHP Billiton, un géant de l’industrie minière, a été très récemment condamné à verser 25 millions de dollars pour avoir invité 176 personnalités officielles venant en majorité d’Asie et d’Afrique aux Jeux olympiques de Pékin en 2008, pour un budget par personne s’élevant parfois à plus de 1.5000 dollars. Ce n’est pas directement du sport, mais on est bien dans l’environnement sportif.
Les procureurs américains ont réussi à glaner énormément d’éléments à charge et à obtenir les aveux de hauts dirigeants de la Fifa, là où tout le monde avait fait chou blanc. Quelle est leur secret ?
Il y a un rapport à la dénonciation différent du nôtre aux Etats-Unis. Les lanceurs d’alerte sont non seulement protégés mais rémunérés. Ils peuvent toucher de 10 à 30% des montants recouvrés. Récemment, la justice américaine a même signé un chèque de plus de 30 millions de dollars à un informateur basé à l’étranger.
On constate également un recours fréquent au plaider coupable. C’est le cas dans l’enquête relative à la Fifa, qui n’aurait pas pu prospérer sans la collaboration de Chuck Blazer, l’ancien secrétaire général de la Confédération nord-américaine de football.
Il faut savoir que les sanctions en cas de procès peuvent être très sévères. De lourdes peines de prison peuvent être retenues contre les individus et, pour les entreprises, cela peut aller jusqu’à l’interdiction de réaliser tout business sur le territoire américain. Cela pousse les entreprises à coopérer et à accepter des solutions transactionnelles : paiement d’une lourde amende, mise en place d’un superviseur, licenciement des dirigeants impliqués…
Il est très rare que ces affaires se terminent en procès. Enfin, les procureurs jouent leurs carrières sur ces affaires. Bien souvent, ils sont élus, et leurs succès et la médiatisation de ces succès, leur permettent de rebondir dans le privé.
Un ancien procureur américain, Michael J. Garcia, avait justement travaillé sur les procédures d’attribution des mondiaux 2018 et 2022. Le rapport commandé par la Fifa a été rendu à l’été 2014. La Fifa a considéré que les irrégularités relevées ne remettaient pas en cause lesdites procédures. Mais M. Garcia s’est publiquement plaint de la manière dont son rapport a été résumé et exploité. Pourrait-il être à l’origine de fuites vers la justice américaine ?
Je ne le crois pas. L’enquête américaine préexistait au rapport de M. Garcia, et elle ne concerne pas les mêmes faits, même si les Américains ont prévenu que les investigations n’en étaient qu’à leur début. Par ailleurs, les juristes américains tiennent à leur réputation c’est leur assurance-vie sur le marché. En exprimant son mécontentement publiquement, Michael J. Garcia a déjà fait beaucoup.
Que peut encore faire la justice américaine ?
Beaucoup de choses. Loretta Lynch, la ministre de la Justice a bien dit que ce n’était qu’un début. Les Américains pourraient par exemple exiger une négociation globale avec la Fifa, qui pourrait aller jusqu’à obliger cette dernière à remettre en cause tel ou tel contrat avec des partenaires, de se séparer de tel ou tel dirigeant, voire même, dans un cas extrême, obliger la Fifa à remettre en cause l’attribution de la coupe du monde au Qatar, même si cela semble politiquement très compliqué.
La Fifa, en tant que personne morale, pourrait en effet être poursuivie aux Etats-Unis, en sus des poursuites déjà en cours contre certains de ses membres. S’il y avait condamnation, on voit mal comment la Fifa, qui a d’importants partenariats avec des sponsors américains, pourrait fonctionner en étant interdite d’activité aux Etats-Unis. Tout le monde aurait intérêt dans ce cas à un accord.
Et quid de la justice française ?
La justice française semble en retrait sur ce dossier, comme d’ailleurs dans les affaires de corruption internationale en général. Même si les juges français ne disposent pas des armes des régulateurs américains, on peut s’étonner qu’aucune affaire de corruption internationale d’envergure n’ait encore donné lieu à des condamnations, alors que nos entreprises interviennent souvent sur des marchés qui sont à risque du point de vue de la corruption.
Il serait dans l’intérêt de notre économie que la justice française fasse elle-même le ménage avant que les Etats-Unis s’en occupent de façon beaucoup plus violente. De plus, il n’y a aucune raison que des centaines de millions d’euros d’amende partent dans les caisses des agences américaines, plutôt que dans celles de l’Etat français. Sans parler, et c’est le plus important, des effets dévastateurs de la corruption sur le développement des pays concernés.
Interview de Christian Dargham, avocat au cabinet Norton Rose Fulbright, réalisée par Gurvan Le Guellec
Source : NOUVELOBS.COM