FIGAROVOX – Alors que l’impartialité des juges est mise en cause, Benoît Garnot, professeur d’histoire moderne à l’université de Bourgogne et spécialiste de l’histoire de la justice, décrypte les caractéristiques des magistrats en France.
Benoît Garnot est agrégé d’histoire et docteur ès lettres. Il enseigne l’histoire de la justice à l’université de Bourgogne depuis 1988 et est l’auteur de nombreux ouvrages. Son dernier livre Histoire des juges en France, de l’Ancien Régime à nos jours est aux éditions Nouveau monde.
FIGAROVOX: Pourquoi les juges français sont-ils aujourd’hui si décriés. S’agit-il d’une méfiance nouvelle ou d’un phénomène plus lointain?
BENOIT GARNOT: Les juges ont toujours été décriés, quels que soient l’époque et le lieu. La critique de la justice, et par conséquent des juges, était déjà très importante dans l’Antiquité: voyez Aristophane! Elle n’a jamais cessé depuis. On a accusé les juges d’incompétence, de partialité, de concussion, de cruauté, d’insensibilité…, le plus souvent à tort (pas toujours cependant). Alors pourquoi une telle hostilité? Parce que tout procès fait au moins un mécontent, le perdant, et le plus souvent deux, quand le gagnant estime qu’il n’a pas reçu assez ou que l’autre n’a pas été suffisamment puni, ce qui est la réaction la plus fréquente. Après, il est très facile, mais trop courant, de reporter son mécontentement ou sa déception sur le juge. Quand en plus on se trouve, comme actuellement, en période de crise économique et sociale, les juges constituent des boucs émissaires idéaux… surtout quand des élus en rajoutent en contestant des décisions de justice. Cela dit, il ne faut pas tomber non plus dans l’excès inverse en présentant un tableau idyllique.
Dans votre dernier livre, Histoire des juges, vous notez que les juges français ont conservé un pouvoir de juger plus important que leurs homologues étrangers et en même temps ont toujours été placés sous la coupe du pouvoir politique. Comment expliquez-vous ce paradoxe? En France les juges sont-ils trop puissants ou pas assez?
Ce n’est pas un paradoxe, car les deux réalités ne se situent pas sur le même plan. Le pouvoir de juger concerne le quotidien des procès. Au pénal surtout, mais aussi dans une moindre mesure au civil, les juges français ont un pouvoir plus important que leurs homologues des autres démocraties (en particulier les pays anglo-saxons de Common law), qui doivent s’effacer beaucoup plus souvent qu’eux, dans la prise des décisions, derrière des jurés populaires, qu’on ne trouve en France que dans les cours d’assises (encore dans celles-ci les juges professionnels ont-ils une influence importante, voire prépondérante, à en croire des confidences de jurés).
« Le rôle des magistrats dans le déroulement des audiences est plus directif que dans les autres pays comparables. »
Leur rôle dans le déroulement même des audiences est également plus directif que dans les autres pays comparables.
La mise sous la coupe du pouvoir politique se situe sur un tout autre plan, mais cela mériterait un trop long développement (je renvoie à mon dernier livre). Elle concernait surtout le recrutement et les carrières, au XIXe siècle et pendant une bonne partie du XXe siècle ; ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui pour les recrutements et beaucoup moins pour les carrières. Dans le traitement des affaires banales, qui constituent l’immense majorité du contentieux, la liberté des juges du siège est totale (évidemment dans le cadre de la loi et de la jurisprudence). La sujétion au pouvoir politique ne concerne vraiment que les magistrats du parquet, et seulement dans quelques rares affaires à connotation politique ou financière ; mais elles sont très médiatisées, ce qui donne au public une idée fausse du fonctionnement habituel de la justice.
Au total, les juges de l’ordre judiciaire ne sont certainement pas trop puissants en France, où n’a jamais existé un pouvoir judiciaire qui pourrait contrebalancer les pouvoirs exécutif et législatif (comme c’est le cas par exemple aux États-Unis). À l’inverse, ce n’est pas le cas pour les juges constitutionnels, dont les décisions infirment de plus en plus souvent les lois votées par le Parlement.
Selon vous, depuis des siècles, les juges se sont constitués en un véritable corps social. Ce corps social est-il désormais coupé de la réalité? La justice s’est-elle trop éloignée du peuple?
Je ne crois pas que ce corps social ait jamais été, globalement, coupé de la réalité, car il l’affronte tous les jours dans la pratique de son métier. Je crois même qu’il n’en a jamais été aussi proche qu’aujourd’hui, où le recrutement de la magistrature est devenu beaucoup moins socialement élitiste qu’autrefois. Quant à la justice qui serait coupée du peuple, il s’agit aussi d’une idée reçue, fort contestable: la critique qu’ils font de la justice et des magistrats n’empêche pas nos concitoyens de se tourner de plus en plus souvent vers elle. Il y a, sans nul doute, une judiciarisation de notre société, qui concerne aussi, parfois encore plus que nous, les autres pays démocratiques
Que pensez-vous de la proposition controversée de Nicolas Sarkozy d’introduire des jurés populaires dans les tribunaux correctionnels?
Bien que n’étant pas «sarkozyste»…, je trouve que cette décision allait dans le bon sens, car elle aurait permis de rapprocher la justice, donc les juges, des citoyens.
D’ailleurs un tel système fonctionne dans de nombreux pays. Malheureusement, après une brève période d’essai limitée à deux ressorts de cour d’appel, cette réforme a été abandonnée, faute de moyens financiers, mais aussi par esprit de revanche de l’actuelle majorité politique sur la précédente, et également du fait de l’hostilité de la magistrature, qui se sentait dépossédée d’une partie de son pouvoir et qui a fait preuve là d’un corporatisme regrettable.
D’une certaine manière, faut-il juger les juges?
Chacun est libre de porter sur les juges le jugement moral qu’il veut. Cela dit, il devrait être conscient que c’est un métier difficile, qui met en contact avec les manifestations les plus noires de la nature humaine, ce qui est souvent difficile à vivre, et qui induit pour la plupart de ceux qui l’exercent des charges de travail de plus en plus lourdes, du fait de la judiciarisation grandissante de la société.
Les juges doivent être protégés pour exercer sereinement leur métier: c’est une condition indispensable pour l’exercice d’une justice qui ne doit pas être rendue sous la pression de l’opinion. Mais les justiciables peuvent être en droit de leur demander des comptes au moins dans des circonstances exceptionnelles, telle assez récemment l’affaire d’Outreau. Cela dit, comme quiconque, les juges sont faillibles et ont droit à l’erreur (mais ils ont souvent du mal à la reconnaître…).
Propos recueillis par Alexandre Devecchio.