De la criminalisation du mouvement social… et des avocats

Jurisprudence

Par Emmanuel Daoud

Le 2 juin 2016, un pas supplémentaire aura été franchi dans la criminalisation du mouvement social et des avocats aux côtés des « justiciables-manifestants ».

Jugez-en vous même.

Devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, le procureur général a cru devoir fonder ses réquisitions pour demander l’incarcération d’un mis en examen, notamment sur le motif suivant: «Enfin la découverte en perquisition chez X d’un document d’un syndicat d’avocats intitulé: manifestants-e-s: droits et conseils en cas d’interpellation vient corroborer la volonté manifeste de participer à des actions violentes en cours de manifestation puisqu’il prend des éléments sur la conduite à tenir en cas d’interpellation ».

Vous avez bien lu : le simple fait d’être en possession d’un tract distribué par le Syndicat des avocats de France (SAF), syndicat d’avocats visé en l’espèce, dont l’objet est d’informer les citoyens sur leurs droits en cas d’interpellation, vaudrait à son heureux détenteur d’être un présumé casseur contre lequel la loi devrait être appliquée avec la plus grande rigueur.

Cette présomption de violence, les avocats concernés devraient également l’assumer puisqu’ils encourageraient celle-ci en délivrant des conseils – via un tract – aux citoyennes et citoyens de ce pays qui souhaiteraient manifester publiquement leur opposition (en l’occurrence) à la loi dite Travail.

Que lit-on dans ce dangereux brûlot anarchiste qui justifierait qu’une telle idée ait pu germer dans l’esprit d’un magistrat de la République ? Avertissement aux lecteurs : âmes sensibles s’abstenir !

« Manifestant-e-s : droits et conseils en cas d’interpellation – Le Syndicat des avocats de France (SAF) vous informe
Vous avez été interpellé-e et emmené-e au poste de police, vous pouvez être placé-e en garde à vue.
Plusieurs heures peuvent s’écouler entre votre arrestation et la notification de votre placement en garde à vue. La suite peut-être longue.
Dès votre arrestation, il est conseillé de :
– Ne pas répondre à des questions autres que celles concernant l’identité. Ne pas faire de déclarations spontanées sur les faits.
– Ne pas insulter / avoir un comportement violent avec les policiers.
Les faits qui peuvent vous être reprochés dans ce type de situation sont souvent (que vous les ayez commis ou pas) :
Outrage, rébellion, violences (la plupart du temps contre les forces de l’ordre), dégradation de biens avec ou sans emploi d’un moyen dangereux pour autrui (incendie par ex.), détention illégale d’arme ( y compris par destination comme une bouteille en verre).
Vos droits fondamentaux en tant que gardé-e à vue – Utilisez les !
– Garder le silence, voir un médecin, faire prévenir un proche, être assisté d’un-e avocat-e, recevoir une notification précise des faits qui vous sont reprochés – faites appel à un-e avocat-e, désigné-e par vos soins ou commis-e d’office.
– Ne parlez pas hors de la présence de l’avocat-e – On ne peut pas vous reprocher de garder le silence en garde à vue.
– Ne suivez pas les « conseils » des policier-e-s qui vous promettront une sortie plus rapide ou une peine plus clémente si vous renoncez à certains droits. »

Suivent d’autres recommandations à destination des mineurs de plus de 13 ans ou à leurs parents et les options possibles à l’issue de la garde à vue.

On peut relire ce « guide » vingt fois, on ne s’explique toujours pas, comment et pourquoi, et sauf maladresse de plume – le procureur général a pu prendre le risque de pratiquer l’amalgame entre les manifestants pacifiques ou pas, et les avocats qui informent les citoyens de leurs droits; sauf à considérer que ce lapsus judiciaire met en évidence le fossé croissant entre les justiciables et ceux qui sont censés faire appliquer la loi ou du moins certains magistrats qui croient devoir avec enthousiasme emboîter le pas du gouvernement dans sa volonté de criminaliser le mouvement social.

Des esprits prudents – trop (?) – soutiendront que le SAF n’était pas mis en cause, mais seulement la personne mise en examen objet de la procédure. Ainsi pour prendre des renseignements sur une éventuelle interpellation, il faut la prévoir et donc envisager d’adopter un comportement qui pourrait la provoquer.

Si l’on suivait ce raisonnement, tous les étudiants en droit, les avocats et les magistrats en possession d’un code de procédure pénale et manifestant dans la rue seraient a minima susceptibles d’être considérés comme de dangereux extrémistes prêts à en découdre violemment avec les forces de l’ordre… Quel sort réserver d’ailleurs aux manifestants chez qui l’on trouverait à la suite d’une perquisition, les œuvres complètes d’André Breton, Federico Garcia Lorca, Mallarmé, Jean Genet, Léo Ferré, Georges Brassens, Trust ou les Béruriers noirs: la geôle, immédiatement !

Ce présupposé est tellement absurde que l’on a envie de sourire mais en vérité, l’heure est grave.

En effet, ces réquisitions du 2 juin 2016 considèrent ni plus, ni moins que le fait de consulter un avocat puisse être le symptôme d’une intention délictuelle.

En d’autres termes, « retenir qu’une information juridique sur les droits de la défense de chacun serait une incitation à la violence, c’est considérer le droit comme un danger, la régulation des rapports sociaux comme une inutilité et l’avocat comme un vecteur de dangerosité.. », comme l’écrit justement le SAF dans son communiqué du même jour.

Permettez-moi d’aller plus loin.

L’État ne reconnaît plus aujourd’hui la contestation politique comme légitime et la justice est appelée à la rescousse pour réprimer si possible vite et sans états d’âme. En effet, elle est de plus en plus sollicitée lors des conflits sociaux et politiques. Rappelons par exemple dans un passé récent que face aux faucheurs anti-OGM, le garde des Sceaux de l’époque, Dominique Perben, avait demandé par circulaire aux procureurs généraux de poursuivre les meneurs. Déférer en justice les militants – si possible en comparution immédiate – c’était les désigner ainsi aux yeux de l’opinion publique comme des délinquants et décrédibiliser leurs actions. Amalgame réussi : militants = délinquants.

Fin avril 2016, c’est le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve qui s’adresse aux préfets pour réclamer plus de fermeté alors que la question du maintien de l’ordre est en soi un enjeu de droit et de justice. Que dit le garde des Sceaux… silence radio.

La scénarisation constante des violences par les médias d’information continue contribue aussi à créer une illusion d’optique pour que le « bon peuple » soit convaincu que les casseurs auraient pris le contrôle de la rue, les forces de l’ordre n’ayant d’autre recours que d’employer une force proportionnée pour rétablir l’ordre républicain sur la voie publique, les juges devant assurer selon la place Beauvau le service après-vente de la répression.

Que penser également des stratégies judiciaires qui aboutissent à l’ouverture d’informations judiciaires criminelles pour « tentatives d’homicide volontaire sur personnes dépositaires de l’autorité publique » à Nantes et à Paris, le principal tort de certains mis en examen semblant d’avoir été ciblés et surveillés par les services de renseignement qui fonctionnent alors comme une police politique.

N’oublions pas à cet égard que la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement permet désormais en application des dispositions de son article L811-3 :
« 5° La prévention :
a) Des atteintes à la forme républicaine des institutions;
b) Des actions tendant au maintien ou à la reconstitution de groupements dissous en application de l’article L.212-1;
c) Des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ; »

Ces concepts ne brillent pas par leur précision juridique et l’on voit immédiatement les dérives potentielles induites par cette absence de rigueur. Les responsables de l’ordre public (le préfet ou le commissaire de police) auront le souci de prévoir le trouble que cela risque de produire à l’ordre public, aux personnes, mais aussi aux biens. Et leur responsabilité sera de mettre en place les moyens de les éviter. Comment prévenir des violences collectives sans surveiller et identifier des citoyens pour des actes qu’ils n’auront pas encore commis ? Selon quels critères ? La tentation ne sera-t-elle pas grande au prétexte de violences hypothétiques de cibler les manifestations ou les militants qui déplaisent au pouvoir politique en place ?

Sans être un Cassandre, tout est en place pour que cette criminalisation du mouvement social conduise imperceptiblement à la stigmatisation des avocats et de leur mission de conseil et de défense.

Le durcissement des pouvoirs publics, les discours parfois caricaturaux des syndicats de police trouvent ainsi un écho chez une certaine magistrature pour qui les avocats seront toujours des empêcheurs de tourner en rond, un mal nécessaire et en définitive les complices des fauteurs de troubles et des délinquants en puissance.

L’accès au droit oui, mais pas au point d’informer complètement les citoyennes et les citoyens de notre pays de l’ensemble de leurs droits.

Faut-il rappeler inlassablement que la connaissance des droits et devoirs de chacun est le gage et le signe d’une démocratie forte et vivante qui n’aurait pas peur d’elle-même !

Faut-il rappeler que les juges, gardiens des libertés individuelles , devraient être aux côtés des citoyens pour les protéger et non pas se recroqueviller sur des postures répressives outrancières et des procès d’intention comme si l’institution judiciaire avait peur des libertés et des avocats !

le 06 Juin 2016

Source : http://www.dalloz-actualite.fr