Carlton : un réquisitoire assassin pour les juges d’instruction

Lu pour vous
Le procureur de la République Frédéric Fèvre, lors de son réquisitoire, le 17 février.

Le procureur de la République Frédéric Fèvre, lors de son réquisitoire, le 17 février.

Le voilà donc, ce moment si attendu. Le procureur de la République Frédéric Fèvre laisse passer quelques longues secondes de silence et enfin, il prononce le nom de Dominique Strauss-Kahn. La suite est un assassinat en règle du travail des juges d’instruction qui ont décidé son renvoi devant le tribunal correctionnel. Lisez-le jusqu’au bout. On n’ a pas souvent l’occasion d’en entendre de tels. 


Dominique Strauss-Kahn est renvoyé devant le tribunal pour avoir aidé, assisté, protégé la prostitution de… [suivent les noms de huit jeunes femmes], embauché, entraîné, la prostitution des mêmes personnes ou exercé sur elles une pression pour qu’elles se livrent à la prostitution et le tout en réunion.

S’agissant de Dominique Strauss-Kahn, les réquisitions du parquet [de non lieu pendant l’instruction] ont surpris. Elles ont été mal comprises, incomprises. Au cours de ce procès, le parquet n’a pas davantage soutenu l’accusation. Depuis hier, nous avons constaté l’évolution de parties civiles, certaines d’entre elles partageant désormais notre analyse [les avocats des ex-prostituées Jade et Mounia ont déclaré qu’ils considéraient que les faits de proxénétisme n’étaient pas constitués].

La présence de Dominique Strauss-Kahn dans ce dossier a incontestablement donné à la procédure une dimension hors norme. Une dimension politique, médiatique et morale, en plus de la dimension pénale, qui est la seule que nous avons à connaître.

Sans ce prévenu, cette affaire aurait été jugée depuis bien longtemps, dans l’indifférence générale, comme toutes les autres affaires de proxénétisme que nous jugeons chaque année au tribunal de Lille. Dès lors, j’estime que Dominique Strauss-Kahn doit être traité comme n’importe quelle autre personne. Je veux dire par là que sa notoriété ne doit en aucun cas être une présomption de culpabilité.

Monsieur le président, vous l’avez qualifié de l’un des hommes les plus puissants du monde lorsqu’il dirigeait le Fonds monétaire international (FMI). Un homme puissant serait-il nécessairement coupable ?

Pour beaucoup, le seul rôle du ministère public ne saurait être que de soutenir l’accusation. Ce n’est pas la conception que j’ai de mon métier. Le procureur, qui est aussi un magistrat comme le juge, doit être impartial pour faire émerger la vérité judiciaire. Les divergences de vue entre le parquet et les juges d’instruction démontrent que cette vérité judiciaire peut être diversement appréciée. C’est la preuve que notre système judiciaire est respectueux de toutes les analyses.

Tout d’abord, et la question n’est pas simple, quelle définition faut-il retenir du proxénétisme ? Cette définition doit-elle être extensive ? Je ne le crois pas. Car le droit pénal est d’interprétation stricte. Retenir une définition extensive [celle des juges d’instruction] reviendrait à renvoyer pour proxénétisme tous les hommes qui ont fait monter une prostituée dans leur voiture, réservé une chambre d’hôtel, fait venir une prostituée à leur domicile.

J’observe à cet égard que dans ce dossier, il est fait état de nombreuses personnes, dont les noms ont été cités dans ces débats et qui n’ont jamais été inquiétées.

Dominique Strauss-Kahn a toujours dit qu’il ne connaissait pas la qualité de prostituées des femmes qu’il rencontrait. Son ami Fabrice Paszkowski, et David Roquet, ont toujours dit qu’ils ne lui avaient jamais révélé la qualité de prostituées des femmes qui les accompagnaient. Les prostituées elles-mêmes ont déclaré qu’elles avaient reçu des consignes pour ne pas révéler leur qualité et qu’elles devaient par exemple se faire passer pour des secrétaires lors du voyage à Washington. Certaines, comme Jade, disent qu’il ne pouvait pas ne pas se rendre compte. Je comprends ce qu’elles disent et je respecte leurs propos. Mais d’autres disent qu’il pouvait parfaitement l’ignorer.

A la limite, que Dominique Strauss-Kahn connaisse ou pas leur statut, je dirais que cela est indifférent. Ce n’est pas la connaissance de la qualité de prostituée qui fait le proxénétisme, mais la réalisation des éléments constitutifs de l’infraction.

Dominique Strauss-Kahn était-il l’organisateur de ces rencontres ? La réponse est non.

En sa qualité de dirigeant du FMI, il apparaît que son emploi du temps ne lui laissait aucun répit et qu’il parcourait le monde toujours entre deux réunions. Ses amis lui organisaient des rencontres et s’adaptaient à son emploi du temps. Le prévenu ne donnait pas d’instruction à Fabrice Paszkowski pour réserver un hôtel ou un club libertin.

Sur les SMS : il s’agit là d’un langage de corps de garde. On est bien loin de Ronsard et de l’amour courtois. Mais ces messages sont-ils la traduction de l’activité d’un proxénète ? Je ne ne le pense pas.

Dominique Strauss-Kahn a t-il tiré un bénéfice financier de la prostitution ? La réponse est non.

Dominique Strauss-Kahn a-t-il payé des prostituées ? La réponse est non. Ses amis les payaient discrètement. Les prostituées elles-mêmes le confirment. Elles avaient reçu la consigne de garder le silence.

Dominique Strauss-Kahn a-t-il procuré à autrui des prostituées ? La réponse est non. On lui a procuré des prostituées.

Alors Dominique Strauss-Kahn a-t-il abrité la prostitution d’autrui ? La réponse est non. Ses amis ont organisé les rencontres dans les clubs échangistes ou dans les hôtels. S’agissant de son appartement rue d’Iéna à Paris, il s’en est expliqué. Il est évident qu’un homme ayant des responsabilités cherche à se protéger. Il est vraisemblable qu’il n’est pas le seul à avoir eu recours à cette solution de faire louer un appartement par un ami. Il a expliqué de surcroît qu’il ne voulait pas que sa femme apprenne qu’il entretenait des relations avec d’autres femmes. Il y abritait ses amours, on ne peut pas en déduire que ce lieu lui servait d’abriter la prostitution.

A ce moment, je voudrais dire que j’ai été troublé par l’évocation récurrente depuis sa mise en cause, des pratiques sexuelles de Dominique Strauss-Kahn. Oui, troublé. Parce que dans ce dossier, c’est le seul prévenu pour lequel on a poussé aussi loin le souci du détail.

Troublé, parce qu’il m’apparaît important de souligner que dans ce domaine, les perceptions peuvent être différentes, et ce dossier en est la parfaite illustration. Il ne nous appartient pas d’introduire le moindre soupçon de morale dans le débat judiciaire. Il est d’ailleurs intéressant de constater que certaines pratiques sexuelles qui ne pourraient, selon certains, être réalisées que dans le cadre de la prostitution, ont été dénoncées par les prostituées elles-mêmes comme des actes qu’elles refusaient d’accomplir. Il faut en outre se souvenir qu’aucune charge n’a été retenue contre Dominique Strauss-Kahn pour des faits de viols ou de violences. Alors, ne nous trompons pas de débat !

S’agissant des autres préventions, je me demande toujours aujourd’hui, qui Dominique Strauss-Kahn aurait-il pu embaucher ou détourner ? Sur quelles femmes aurait-il exercé une pression telle qu’elles en viennent à se prostituer ?

Monsieur le président, Mesdames, Monsieur, il appartient au tribunal correctionnel de ne condamner que sur des preuves et non sur une intime conviction. Notre système judiciaire doit pouvoir s’enorgueillir de ne pas condamner quelqu’un au bénéfice du doute. En mettant dans la balance tous les éléments à charge ou à décharge, je considère que ni l’information judiciaire ni les débats à l’audience n’ont permis d’établir la preuve de la culpabilité de Dominique Strauss-Kahn.

Je requiers donc sa relaxe pure et simple.

Source : Le Monde