Rapport à justice : effet interruptif de prescription de la demande

Jurisprudence

En s’en rapportant à justice sur le mérite d’un appel, le défendeur avait non seulement contesté la recevabilité et le bien-fondé de cet appel, mais encore demandé que le dispositif de la décision contestée fût confirmé. Encourt donc la cassation, l’arrêt qui estime que cette demande ne constitue pas une demande en justice susceptible d’interrompre la prescription de l’action.

Civ. 3e, 16 juin 2016, FS-P+B, n° 15-16.469

Relativement peu étudiée dans les ouvrages de procédure, la demande par laquelle une partie s’en remet à justice présente un caractère original. En principe, les parties doivent formuler leurs demandes afin de délimiter l’objet du litige. Il résulte en effet de l’article 4 du code de procédure civile que cet objet est déterminé par les prétentions respectives des parties. Or, lorsque l’une d’elles s’en remet à justice, par définition, elle ne formule pas directement leurs arguments, ce qui peut amener à douter du rattachement de ce type de demande à la catégorie des demandes en justice et, par voie de conséquences, des effets d’une telle demande.

C’est ce point que vient éclairer cet arrêt rendu le 16 juin 2016 par la troisième chambre civile. Il apporte une précision importante en se prononçant plus particulièrement sur l’effet interruptif de prescription qui est attaché à ce type particulier de prétention.

Dans cette affaire, une société avait fait construire un ensemble d’immeubles qu’elle a vendu par lots en l’état futur d’achèvement. Les travaux de construction ont été confiés à une société. Après la réception, l’acquéreur des lots a assigné en indemnisation, l’ensemble des intervenants aux opérations. La société venderesse s’est alors prévalue de l’effet interruptif de prescription d’un arrêt ayant annulé une ordonnance de référé obtenue par la société constructrice des lots à l’encontre de l’ensemble des parties.

Une cour d’appel a déclaré irrecevable l’action introduite en la considérant prescrite. Pour la juridiction du fond, il résultait de l’arrêt que la société requérante demandait à ce qu’il lui soit donné acte et s’en rapportait à justice sur l’appel intenté à l’encontre de l’ordonnance de référé. Elle sollicitait également la condamnation de son adversaire aux dépens. Or, pour la cour d’appel, une demande de « donner acte » et de condamnation d’un appelant aux dépens, formée par un intimé, ne constitue pas une demande en justice susceptible d’interrompre la prescription de l’action de cet intimé, que ce soit à l’égard de l’appelant ou à l’égard des autres intimés à l’instance.

La décision est partiellement cassée au visa de l’article 4 du code de procédure civile. La Cour de cassation conteste l’irrecevabilité de la demande introduite. Pour cela, elle énonce qu’une demande de donner acte étant dépourvue de toute portée juridique, la société demanderesse, en s’en rapportant à justice sur le mérite de l’appel formé, avait non seulement contesté la recevabilité et le bien-fondé de cet appel, mais encore demandé, par application de l’article 954 du code de procédure civile, que le dispositif de l’ordonnance fût confirmé.

Le principal apport de cet arrêt est de préciser que, contrairement à ce que prétendait la cour d’appel, la demande par laquelle une partie s’en rapporte à justice sur le mérite d’une prétention est assortie d’un effet interruptif du délai de prescription. Aux termes de l’article 2241 du code civil, la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. Sur ce point, la demande par laquelle une partie s’en remet à justice ne présente aucune infirmité par rapport à une demande plus classique par laquelle la partie formulerait des prétentions et des moyens détaillés. Cette solution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence antérieure qui s’est construite autour de l’idée selon laquelle ce type de demande n’est absolument pas neutre. La Cour de cassation a jugé que, pour le demandeur, le fait pour une partie de s’en rapporter à justice sur sa propre demande n’implique pas abandon de ses prétentions (Civ. 2e, 23 janv. 1991, n° 89-20.024, Bull. civ. II, n° 29 ; RTD civ. 1991. 407, obs. R. Perrot  ; Gaz. Pal. 1991. 2. 646, note Du Rusquec). Concernant le défendeur, le constat est similaire. Lorsqu’il s’en rapporte à justice sur le mérite d’une demande, cela implique de sa part, non un acquiescement à cette demande, mais la contestation de celle-ci (Civ. 2e, 3 juin 2010, n° 09-13.842 ; Civ. 1re, 21 oct. 1997, n° 95-16.224, Bull. civ. I, n° 283 ; D. 1997. 245  ; D. Affaires 1997. 1357, obs. S. P. ; Procédures 1998, n° 1, note Perrot). Cette demande élève une véritable prétention, ce qui explique par exemple que le fait de s’en rapporter à justice sur le bien-fondé d’une demande ne rend pas irrecevable à critiquer la décision accueillant celle-ci (Civ. 3e, 30 oct. 2013, n° 12-21.128).

De ce point de vue, l’arrêt rapporté permet de confirmer l’inclusion des demandes de rapport à justice dans la catégorie des demandes en justice classique. En l’occurrence, le visa de l’article 4 du code de procédure civile suggère que la demande par laquelle une partie s’en remet à justice participe de l’objet du litige. La société s’étant rapportée à justice pour statuer sur les mérites de l’appel n’avait pas entendu acquiescer à la demande de l’appelant. En se rapportant à justice, elle n’a pas précisé les moyens sur lesquels elle se fondait mais elle contestait à la fois la recevabilité et le bien-fondé de l’appel. Autrement dit, par cette demande, elle poursuivait le but de voir l’appel rejeté et l’ordonnance en question confirmée. Selon l’article 954 du code de procédure civile, que la partie qui, sans énoncer de nouveaux moyens, demande la confirmation du jugement est réputée s’en approprier les motifs. Il en résulte que si la partie s’en rapportant à justice n’avait pas expressément précisé les moyens sur lesquels elle se fondait pour provoquer le rejet de l’appel, elle n’avait pas moins formulé une véritable demande en justice qui était en tant que telle assortie d’un effet interruptif de prescription. L’arrêt commenté suggère que si la demande par laquelle une partie s’en rapporte à justice a certes ses spécificités, elle n’en est pas moins une demande en justice comme les autres.

par Mehdi Kebirle 28 juin 2016 | Source : http://www.dalloz-actualite.fr/