Communication de Me Corneille BADJI, Avocat, Représentant du Bâtonnier de l’Ordre des Avocats du Sénégal

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Premier Séminaire sous régional des conseils et de la profession juridique

King Fahd Palace, Dakar, 27 octobre 2014

Mesdames, Messieurs,

Lorsque le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats du Sénégal m’a proposé de le représenter à ce séminaire, j’avoue qu’en dépit de l’honneur qui m’était ainsi fait, j’ai tenté de décliner cette offre  pour la bonne et simple raison que je n’avais aucune compétence ni formation particulière en matière de droit pénal international. En fait, cette représentation impliquait la présente communication sur la place du droit pénal international dans l’exercice de la profession d’avocat ou encore dans la formation des avocats.

Seulement, j’ai très vite compris que ce n’était pas là une proposition et qu’en réalité, je n’avais d’autre choix que d’accepter. C’est alors que je me suis dit qu’il s’agissait certainement là d’un excellent moyen pour les organisateurs de ce séminaire de mesurer d’emblée, au regard surtout de l’importance et de la complexité de la matière, le grand besoin de formation des avocats en droit pénal international.

Pouvant être définie comme « la branche du droit criminel qui règle l’ensemble des problèmes pénaux qui se posent au plan international »[1], le droit pénal international est aujourd’hui une matière composée de deux ensembles à la fois proches et distincts.

Le premier a trait à la répression des infractions présentant un élément d’extranéité et renvoie notamment à la coopération policière et judiciaire entre Etats pour une meilleure application de leurs droits pénaux internes (extradition, entraide judiciaire, etc.).

Le second, quant à lui, est plus récent. Il concerne ce que l’on appelle parfois le droit international pénal et se rapporte, d’une part, aux infractions définies par le droit international (génocide, crime contre l’humanité, …) et, d’autre part, aux juridictions internationales chargées de leur répression (Tribunal Pénal International pour l’ex Yougoslavie, Tribunal Pénal International pour le Rwanda, Cour Pénal Internationale, …, je dois peut-être relever les Chambres africaines extraordinaires ?).

C’est dire que se trouvant au confluent du droit pénal et du droit international, le droit pénal international est une discipline en plein essor ou encore un immense laboratoire en pleine évolution, cherchant à créer un droit qui aspire à l’universalité.

C’est dans un tel contexte qu’est posée la question de la place du droit pénal international dans l’exercice de la profession d’avocat et, au-delà, celle des interrelations éventuelles entre le droit pénal international et la profession d’avocat.

A cet égard, trois constats peuvent être faits :

  • le droit pénal international occupe une place de plus en plus importante dans l’exercice de la profession d’avocat ;
  • son développement constant rend nécessaire la formation des avocats en la matière ;
  • les avocats ne doivent pas assister passivement à l’évolution du droit pénal international, mais doivent jouer pleinement leur rôle, notamment dans la consolidation des garanties du procès pénal international.

 

1.     La place grandissante du DPI dans l’exercice de la profession d’avocat

Le développement de l’internationalisation est une donnée assez évidente dans le monde contemporain. Dans le domaine qui nous intéresse, l’internationalisation embrasse aussi bien le droit que la justice.

En effet, longtemps lié à la souveraineté nationale, le droit n’est plus un enclos au sein des États-nations. Les frontières entre ordres juridiques nationaux et ordre international sont davantage perméables et le champ d’application des lois déborde de plus en plus les frontières nationales.

Le droit pénal, traditionnellement considéré comme le symbole de la souveraineté nationale, devient paradoxalement l’un des domaines les plus directement concernés par l’internationalisation du droit.

Ce processus d’internationalisation du droit pénal se fait suivant deux mouvements :

  • d’une part, un mouvement ascendant, par extension du droit interne au droit international, illustré par divers instruments régionaux ou à vocation mondiale (c’est le cas notamment avec la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales[2]) ;
  • d’autre part, un mouvement descendant, du droit international au droit interne, par intégration de la convention des Nations Unies de 1948 sur le génocide au droit pénal des Etats, à laquelle s’ajoute la jurisprudence des Tribunaux Pénaux Internationaux et  de la Cour Pénale Internationale.

C’est dire que l’internationalisation du droit pénal s’est progressivement accommodée d’une internationalisation de la justice pénale. De plus, même si elles obéissent à des logiques différentes à certains égards, les nombreuses juridictions pénales internationales ainsi constituées (les TPI, d’une part, et la CPI, d’autre part) traduisent la perte progressive par l’Etat de cette prérogative de souveraineté qu’est le droit de punir.

Naturellement, cette internationalisation du droit et de la justice n’est pas sans conséquence sur la profession d’avocat, une justice, pénale, de surcroitinternationale, ne pouvant se concevoir en dehors de toute intervention des avocats. De fait, une telle évolution influe nécessairement sur l’exercice de la profession d’avocat. Traditionnellement appelés à assister autrui en justice (avocat vient de « vocatus ad », qui signifie appeler pour), précisément devant une justice nationale, les avocats sont de plus en plus appelés à le faire également devant une justice internationale. Le nombre de plus en plus croissant d’affaires en cause, qu’elles soient closes, encore pendantes ou à venir (surtout avec les conflits armés en cours en Afrique et ailleurs) conforte cette idée.

S’agissant d’une justice caractérisée par  ses propres règles de procédure et de fond à la fois denses, particulières, complexes, parfois en pleine évolution, chaque avocat peut mesurer le besoin de formation en pareille matière afin de pouvoir non seulement remplir pleinement son rôle de conseil et de défenseur, le moment venu, mais également d’acteur dans la mise en place des garanties nécessaires à un procès équitable.

 

2.     La nécessité d’une formation des avocats en DPI

Dans le procès pénal, les avocats ont l’avantage de pouvoir assurer la défense tantôt des intérêts des victimes, tantôt de ceux des personnes poursuivies. Ainsi, devant la CPI, ils interviennent en qualité de conseil de permanence, de conseil ad hoc, de conseil de la défense ou de représentant légal des victimes. Pour ce faire, ils doivent satisfaire à un certain nombre de conditions tenant d’une part, à la compétence et à l’expérience, d’autre part, à la probité ou à la moralité.

De fait, tout conseil intervenant devant la CPI doit avoir une compétence reconnue en droit international ou pénal et en matière de procédures, mais également posséder une expérience nécessaire du procès pénal, en ayant exercé des fonctions de juge, de procureur, d’avocat ou quelque autre fonction analogue pendant au moins 10 ans. Les qualifications ainsi exigées visent à garantir que toute personne souhaitant être représentée par un conseil a à sa disposition un groupe d’avocats hautement qualifiés pour lui assurer une représentation légale de qualité.

Mesdames, Messieurs,

Vous l’aurez compris, ce n’est pas une compétence en droit pénal international qui est requise, mais une compétence ou en droit international ou en droit pénal.

Voilà donc que le grand ignorant en droit pénal international que je suis est quelque peu rassuré d’avoir l’impression qu’il n’est pas tout à fait seul dans cette ignorance, puisque, même en haut lieu et comme par bon sens, on a très tôt compris de quel côté pencherait largement la balance.

En réalité, au-delà du jeune âge et de la croissance continue du droit pénal international, la difficulté pour le juriste de maîtrisercette matière trouve sa source dans le fait que les systèmes internationaux ne viennent exclusivement ni du droit romano-germanique ni de la commonlaw. Ils sont un mélange des deux. C’est la raison pour laquelle, il est difficile d’emprunter simplement aux systèmes légaux nationaux, qu’ils soient basés sur la commonlaw ou le droit romano-germanique, car la procédure dans ces systèmes obéit à un contexte différent en ce qui concerne la nature des affaires, la structure des tribunaux et la conception générale du système de justice pénale.

Il s’y ajoute qu’outre les problèmes liés à la déontologie des avocats dans un contexte international, à chaque juridiction internationale, sa procédure et ses règles de fonctionnement, lesquelles diffèrent naturellement de celles auxquelles les avocats sont habitués devant les tribunaux nationaux.

Certes, devant la CPI, un progrès net a été noté, comparé aux juridictions antérieures. Outre le Statut de la Cour, il existe des Règlements (Règlement de la Cour, Règlement de procédure et de preuve) et un Code de conduite professionnelle des conseils, autant de textes auxquels les avocats doivent se conformer dans l’exercice de leur mission, mais encore faudrait-il les connaitre et les maîtriser.

Sans doute, c’est en raison de toutes ces difficultés que l’une des responsabilités du Greffier de la CPI est d’aider les praticiens à se perfectionner et à se spécialiser en droit pénal international, précisément dans le droit du Statut et du Règlement de la CPI. Le présent séminaire en est une illustrationet, de ce point de vue, il rencontre la préoccupation du Barreau du Sénégal d’offrir une formation continue à ses membres.

C’est dire à quel point notre Barreau se félicite de la tenue de ce séminaire.

Il reste néanmoins que dans l’œuvre de construction d’une justice pénale internationale, les avocats ont leur rôle à jouer, notamment dans la consolidation des garanties fondamentales du procès équitable.

3.     Le rôle des avocats dans la consolidation des garanties du procès pénal international équitable

Lorsqu’il devient impossible de tenir un procès équitable en raison de violations des droits fondamentaux du suspect ou de l’accusé par ses accusateurs, il serait contradictoire de dire que l’on traduit cette personne en justice puisque la justice ne serait pas rendue.

La présomption d’innocence est certainement l’une des valeurs essentielles de tout procès aspirant à être qualifié d’équitable. Elle est incorporée dans tous les instruments régissant les droits de l’homme et est affirmée par les Statuts des différentes juridictions internationales.

A la différence des Tribunaux internationaux, dont l’appellation même viole la présomption d’innocence (malgré l’affirmation de ce principe dans leurs Statuts respectifs), la Cour pénale internationale ne laisse pas entendre que les personnes, jugées devant elle, seraient « présumées responsables ».

Pour rappel :

  • le nom complet du TPIR est : « Tribunal pénal international chargé de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 » ;
  • l’appellation complète du TPIY est : « Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ».

Ainsi, le TPIR et le TPIY jugent les personnes présumées responsables, ce qui revient à dire présumées coupables.

Les appellations malheureuses de ces juridictions n’ont probablement eu aucune influence sur les juges. Mais, elles ont une importance pour le public et les médias qui ne pouvaient que s’attendre aux condamnations de ces Tribunaux et se permettaient de qualifier de « criminelle » toute personne recherchée et ce, bien avant que sa responsabilité ait été établie et sans même se soucier de présomption d’innocence.

Au contraire, les auteurs du Statut de la CPI considèrent que la présomption d’innocence est un principe suffisamment important pour lui consacrer un article séparé qui d’ailleurs, après avoir affirmé le principe de la présomption d’innocence, précise qu’il incombe au Procureur de prouver la culpabilité de l’accusé.

Cependant, l’un des premiers jugements rendus par la CPI jette un doute sur sa capacité à assurer le plein respect de la présomption d’innocence. En effet, dans l’affaire Ngujolo, après avoir rappelé le principe de la présomption d’innocence dans un jugement dans lequel l’acquittement a été prononcé, les juges ont cru nécessaire de préciser que « déclarer qu’un accusé n’est pas coupable ne veut pas nécessairement dire que la Chambre constate son innocence ».

C’est dire que la présomption d’innocence représente un problème devant les juridictions internationales et que son respect ne s’arrête évidemment pas à la consécration du principe dans un texte. La présomption d’innocence doit être effective, ce qui signifie que l’accusé doit avoir le bénéfice du doute et être traité comme une personne innocente par les autorités judiciaires, mais également les autorités publiques, tout comme les médias qui devraient éviter de rendre compte des procès d’une façon qui porte atteinte à la présomption d’innocence ou de faire passer une personne pour coupable avant qu’elle soit jugée.

Mesdames, Messieurs,

Si j’ai choisi dans mon propos de m’appesantir sur la présomption d’innocence, c’est parce que celle-ci constitue le principe fondamental qui sous-tend le droit à un procès équitable, mais aussi parce que chacun des droits de la défense (droit à un procès public, droit d’être jugé sans retard excessif, de connaitre les charges contre soi, droit de présenter des moyens de défense) ne vise en définitive qu’à assurer l’application pleine et entière de la présomption d’innocence.

Au-delà des autres acteurs de la justice, c’est aux avocats, ces militants du droit[3], de mener le combat nécessaire à la garantie du respect de la présomption d’innocence et, partant, du procès équitable.

Depuis le début des Juridictions pénales internationales, la défense semble être le parent pauvre de cette justice, parce que la communauté internationale crée ces juridictions «pour lutter contre l’impunité». L’objectif de cette communauté est évidemment louable, mais il a pour conséquence que le châtiment des personnes accusées devient la priorité.

Pourtant, le rôle premier des juges n’est pas de lutter contre l’impunité. Ce rôle appartient au procureur. Les juges, eux, sont chargés de rendre la justice après avoir entendu contradictoirement l’accusation et la défense.

Pour que cette contradiction soit équitable, encore faudrait-il que les armes soient égales. Or, force est de constater que les moyens logistiques, matériels et financiers du Procureur ne peuvent être comparés avec ceux de la Défense qui sont quasi existants[4].

Pour des procès plus équitables et une défense plus forte, indispensable à l’existence d’une justice pénale internationale, il est légitime de se demander s’il n’y a pas lieu de faire du Bureau de la Défense près la CPI un organe propre (c’est le cas devant le Tribunal pénal spécial pour le Liban), à égalité avec le Bureau du Procureur. Mais, encore faudra-t-il lui en donner les moyens, sans perdre de vue ceux nécessaires à la garantie des droits des victimes.

Mesdames, Messieurs,

En attendant, c’est l’acquisition de compétences en droit pénal international ou leur renforcement qui est le moyen dont les participants à ce séminaire ont le plus besoin, le Barreau du Sénégal réitérant toute sa disponibilité à collaborer dans ce sens avec la CPI.

Je vous remercie de votre attention.


[1] D. REBUT, Droit pénal international, 1ère édition, 2012
[2] Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, adopté par la Conférence des négociations le 21 novembre 1997.
[3] Montesquieu
[4] Natacha Fauveau-Ivanovic, « Quelle réalité pour les droits de la défense au sein de la Cour Pénale Internationale ? »